C’est quoi la Seine-Saint-Denis ? C’est un endroit fantasmé et effrayant où seul les plus courageux osent y aller. C’est aussi où réside Ajel Balakhandran. Tous les samedi matin je me rends dans le 9-3, comme on dit, pour lui donner des cours d’anglais. Pourquoi l’ai-je rencontré? J’avais besoin d’argent en urgence, et comme les étudiants en lettres ne sont pas très aguerris ils ne sont pas toujours disponibles pour aller au delà du périphérique, du coup moi j’ai sauté sur l’occasion.
La première fois que devais le voir je me suis perdue (je me rends compte que ça revient souvent dans mes récits), j’ai donc appelé le numéro qui m’avait été donné par l’agence de cours à domicile. C’est la sœur de mon petit apprenti de 14 ans qui m’a répondu. Elle m’a tout de suite dit qu’elle venait me chercher. J’étais un peu gênée mais surtout très reconnaissante. Et, même comme ça j’ai eu du mal à la trouver elle et son papa. J’ai tourné en rond, sinon ce ne serait pas moi, je suis partie dans la direction opposée, sinon ce ne serait pas moi.
Un peu ridicule
Au bout de quelques minutes très longues, elles sont toujours longues en terrain inconnu, un grand homme est venu me voir et m’a dit tout simplement : « viens ». Euu oui d’accord j’y vais, je le suis mais il marche très vite, je trottine derrière lui. J’ai l’air vraiment petite et certainement un peu ridicule, malgré le fait de porter des bottes à talon. J’étais du mauvais côté de la gare. Normal. Je suis montée dans une mono space avec ce père, la sœur de mon élève et un petit garçon qui me regardait avec insistance. Moins de 5 minutes après, on était chez eux. On est rentré, Ajel m’attendait au seuil de la porte. C’est de cette façon que ma relation prof-élève a commencé avec lui.
Il m’appelle « madame » ce qui me fait beaucoup rire, sa mère me nourrit. Quand j’arrive j’ai un petit en cas sri lankais ou sinon j’ai droit à des gâteaux secs et un thé avec du lait, British style. Je peux vous dire que ça remmène à la vie quand il neige et il fait froid, ou juste quand on a un peu besoin de réconfort car l’élève qui précède Ajel est un poil moins motivé (ajoutez ici l’ironie).
Des yeux qui pétillent
On m’a présenté Ajel comme un élève en grande difficulté. Il redouble son année, à la maison ça parle cingalais et il prend des cours de maths et de français aussi. Mais il m’a montré d’emblée que cette difficulté était relative. Il a des yeux qui pétillent et des ambitions, il veut être ingénieur informaticien. C’est l’aîné de quatre enfants. Son père travaille pour une compagnie qui nettoie les blouses d’hôpital et sa mère est couturière. A priori c’est juste un grand cliché du 9-3 : un garçon en difficulté scolaire avec des parents immigrés qui font des travaux modestes et qui parlent à peine le Français.
Pourtant, quand on rentre dans cette maison au confort très sommaire on ressent quelque chose. A part les épices, ça sent la famille. Justement, il y a toute une famille qui est prête à payer une somme considérable pour que le garçon réussisse. Cela fait un mois et demi qu’on travaille ensemble et sa moyenne a déjà augmenté d’un demi point. Ce garçon a envie de travailler, il ne rouspète pas il a des intérêts dans la vie.
Il joue au foot, il regarde les infos, il prend soin de son petit frère qui vient parfois prendre des cours avec nous. Il monte sur la table où l’on travaille et il répète les verbes irréguliers avec nous. A ce rythme, il va falloir que j’exige une paye pour les cours dispensés au petit frère qui n’a même pas 3 ans.
Ajel a commencé à étudier des textes de Baudelaire en français et il aime ça. Il prend des cours avec sa prof mexico-hondurienne qui lui apprend l’anglais en français et qui ne comprend absolument pas quand la mère de son élève s’adresse à lui en Cingalais, et j’aime ça.
(14/03/2010)